Mais non, je suis pas en retard. Enfin pas vraiment. En fait c’est fait exprès. Bon, c’est juste que y’avait pas internet dans le bled où j’ai passé Noël. Allez, râlez pas, je vous offre deux chapitres au lieu d’un !
Je suis au regret de vous annoncer qu’après ces deux chapitres horriblement banals (banaux) et pépère, on passe aux choses sérieuses. Les choses un peu moins drôles quoi. Enfin moi perso c’est celles que je préfère, mais enfin, chacun ses goûts.
Bonne lecture alors !
Image : Prague, by Kvikken (DA)
Maintenant que j’y pense, je ne crois pas que les trois types qui maltraitaient Axel le jour où je l’ai trouvé étaient des vampires. À mon avis, ils l’ont juste trouvé là, et ils en ont profité, parce que c’étaient de sombres connards. A noter que le quartier n’a pas une réputation très brillante. J’ai d’ailleurs mis en garde Axel et Tiphaine plus d’une fois quand ils sortaient tous les deux, de ne pas étaler leur idylle toute rose à la vue de tous. Par contre, ça n’explique pas les chaînes. Je crois qu’il a sciemment été abandonné ici. N’était-ce pas sa « punition » ? Puni de quoi ? Pourquoi ? Et bien sûr, la question à deux mille euros : jusqu’à quand ?
Axel m’évite. Il fait toujours en sorte de ne pas pouvoir me parler, d’avoir toujours mieux à faire, il utilise souvent Tiph’ comme prétexte d’ailleurs. Je dois avouer que je n’avais pas prévu que cela aille aussi loin. Je veux dire, je ne pensais pas que ce serait… de l’amour. Pour moi, ils devaient juste flirter un peu, coucher ensemble, se marrer. Mais je me suis fourvoyée. Pour Tiph’, ça ne m’étonne pas vraiment parce qu’il est très fleur bleue, mais pour Ax…. Je lui en veux un peu de prendre ce risque, de s’être à ce point attaché. Et la jalousie me ronge. Parce que moi, je ne compte pas. Ensuite, naturellement vient la honte de penser de façon aussi puérile. Et la honte cède à la colère, et je leur en veux d’être ce qu’ils sont et d’avoir fait de moi une pauvre idiote en mal d’affection. Je me portais mieux quand ils n’étaient pas là. Mais je les adore, l’un comme l’autre, alors la honte reprend le dessus. Tiphaine est mon frère, Ax, c’est tout comme, et moi, je souhaiterais parfois les rayer de ma vie. Je me déteste. Je les déteste plus encore.
« Stef’, ça te dirait qu’on organise un petit truc pour Noël ? »
Je regarde Tiphaine avec des yeux ronds, alors qu’il essaie d’avoir l’air naturel, comme si sa proposition était des plus banales. Il porte ce pull vert que je déteste, celui qu’il a acheté avec sa première paie et qui, selon moi, le fait ressembler à un taulard déguisé en fils à papa. Ça ne me met déjà pas dans de bonnes dispositions. Et puis le chauffage a des ratés depuis quelques jours. Il fait froid dans l’appartement. Je déteste ça.
« Comment ça ?
-Et ben, tu sais… On achète à manger, on met un peu de musique, on rigole, on… euh… on s’offre des cadeaux ?
-Tiph’… Tu m’as acheté quelque chose ?
-Hein ? Mais non… »
Je sais toujours quand il ment. Il n’est pas fait pour ça. Dans notre famille ce sont les femmes les spécialistes de la manipulation, de la simulation, du mensonge impudent. Tiphaine, lui, est trop honnête pour me cacher des choses, surtout à moi, je le connais trop bien pour me laisser berner. Il regarde les murs, les fringues qui s’amoncellent dans tous les coins, à plus forte raison depuis que nous sommes trois, il se balance d’un pied sur l’autre et je devine ses mains se tordre même si il les a cachées dans son dos, essayant naïvement de me faire croire qu’il est parfaitement à l’aise.
« Tiph’…
-Mais quoi ! On pourrait se faire une petite fête non ? Et pourquoi pas ?
-Je n’aime pas vraiment recevoir du monde chez moi Tiph’. Et puis, ce n’est pas comme si on avait vraiment de la place ou de l’argent à perdre…
-Tu économises tous ce que tu gagnes. Je le sais bien. Tu ne devrais pas être aussi… austère. »
Ça, c’est méchant. Je me ferme instinctivement, peu désireuse d’entendre la suite. Je me mets à ramasser des fringues au hasard pour les fourrer sur mes étagères surchargées, pour me donner contenance et ne pas avoir à croiser son regard.
« Excuse-moi, c’est juste que… Tu as l’air maussade, grande sœur. Je m’inquiète pour toi.
-Trop aimable. »
Je ne peux pas m’empêcher d’être agressive quand on me dit des choses que je n’aime pas entendre. C’est un réflexe d’autodéfense puéril mais efficace, bien qu’il soit légèrement dégradant. Tiph’ préfère clore la discussion et rejoint Axel dans la salle de bain. Je me retrouve seule au milieu de la pièce, une culotte sale dans la main, sombre et déstabilisée, légèrement ridicule aussi. Si je ne suis même pas capable de rassurer mon propre frère… Je suis bonne à quoi ?
« Au fait, Tiph’… »
Je profite du fait que l’on entende toujours le bruit de la douche, laissant supposer que le concerné n’entendra pas ma question – et surtout, n’entendra pas sa réponse.
« Tu es amoureux de lui ? »
La douche s’arrête, sans que l’on puisse déterminer si c’est une coïncidence, le silence se fait tandis qu’il rougit comme une jeune fille, et me tourne brusquement le dos en marmonnant :
« Qu’est-ce que ça peut te faire d’abord. »
Je souris.
« Comme je le pensais. »
Il disparait dans la salle d’eau en verrouillant la porte. Mon sourire s’évanouit.
Comme je le craignais…
« Et tu l’aimes comment ? Dis, Tiph’, tu l’aimes plus que moi ? »
J’ai hurlé cette question dans le secret de mon esprit en regardant la porte se refermer sur lui. Je ne lui demanderais jamais. Je ne veux pas savoir.
O
Il est revenu à la charge, plusieurs fois, soutenu parfois par Axel qui semblait plutôt emballé par le projet. Ils m’ont promis qu’ils s’occuperaient de tout, que je n’aurais rien à faire, et qu’ils n’inviteraient pas d’inconnu dans mon appartement. Alors j’ai dit oui. Et Tiph’, est parti, triomphant, organiser notre soirée de Noël. Je me ramollis…
Tiphaine a raison, je ne dépense presque rien de ce que je gagne au vidéoclub. À part un minimum pour les courses et ma participation toute relative au loyer, je mets tout de côté. À plus forte raison depuis que j’ai l’avenir de mon jeune frère entre les mains. Je n’ai besoin de rien en particulier, et le peu que j’ai, je l’ai obtenu de manière pas très légale et à des prix largement avantageux. Alors oui, j’économise. Je ne me sens pas de faire autrement. J’achèterai tout de même quelque chose pour les garçons. Et pour Mandy, et Lukas, histoire de les remercier de m’avoir secourue, même si ça ne m’a pas spécialement fait plaisir. Je n’ai jamais dépensé un sou pour offrir à quelqu’un. Encore une fois, je ne sais pas ce qui me prend. Une autre peur a d’ailleurs germé dans mon esprit il y a peu : quand Axel disparaîtra de ma vie, est-ce qu’il emportera avec lui les effets qu’il a eu sur mon esprit ? Est-ce que je redeviendrai identique à la garce que j’étais avant ? Ou est-ce que je resterai le mollusque que je suis aujourd’hui ? Sincèrement, je ne sais pas pour quelle personnalité j’opterais, si d’aventure on me laissait le choix.
Les vacances de Noël approchent, et je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que je vais acheter à mes quatre idiots. C’est à ça que je réfléchis, à la place de me concentrer sur mes équations en cours de stéréochimie. Pas que je craigne vraiment de tomber à côté, après tout, c’est l’intention qui compte, mais je n’ai tout simplement pas encore eu le courage de me poser la question, et pire que tout, de devoir affronter la journée de magasinage qui va fatalement en découler. Je déteste la foule, les boutiques, les gens qui se pressent en tous sens, les files d’attente, les vendeurs… Je préfère savoir précisément ce que je veux acheter et ainsi écourter autant que possible l’enfer des achats de Noël.
Plus possible de repousser davantage. Noël, c’est après-demain.
« Axel, Tiph’, je vais faire un tour, je reviens.
-Ok ! »
Tu parles que c’est « ok », ils sont trop content de pouvoir disposer librement de mon deux-pièces pour leurs ébats. D’après ce que j’ai pu observer, ils ont passé le cap récemment, ce qui les rend encore plus insupportables qu’avant. Mais bon, je ne dis rien. Parce que je ne dis jamais rien de ce que je ressens en général. C’est sans aucun doute un tort. Mais je ne compte pas faire quoique ce soit pour que ça change.
« Je peux vous aider Madame ?
-Oui, bien sûr. Vous vendez des accessoires de bondage ?
-Euh… je… non, non, désolé…
-Alors tant pis. »
Je quitte avec une satisfaction malsaine la boutique de babioles et sa vendeuse godiche. Je deviens exécrable quand je suis contrainte à ce genre d’activité, encore plus exécrable qu’à l’accoutumée. J’ai déjà trouvé pour mon frère – un t-shirt dont il m’a rebattu les oreilles depuis qu’il l’a repéré – et pour Mandy – une poupée en plastique qui porte la réplique exacte de la robe rose que Mandy elle-même portait au jour de l’an, il y deux ans – les plus faciles, en somme. Même pour Lukas, ça ne va pas être bien compliqué, il suffit que je lui trouve une petite voiture en ferraille – l’idéal serait une Mustang, ses préférées. Non, le vrai problème, c’est Axel.
Je réalise seulement maintenant que le vampire reste, et restera sans doute, un mystère pour moi. Je ne sais rien de lui. Déjà parce qu’il ne se souvient de rien, bien sûr, mais aussi parce que je n’ai jamais vraiment pris le temps de lui parler. Je ne sais pas vraiment quel est son caractère, s’il est plutôt calme ou emporté, quel couleur il préfère, les rêves qu’il peut bien nourrir. Je me demande si Tiph’ le sait, lui, si il a pris la peine de lui demander et si l’autre le lui a dit. Je suppose que oui.
Je traverse avec empressement l’avenue sur-fréquentée de Na Prikope sans même jeter un regard aux boutiques hors de prix. Les touristes abondent à cette période de l’année, principalement pour le jour de l’an. La neige est tombée récemment, rendant les rues boueuses et glissantes, et les grands bacs remplis de carpes frétillante encombrent les trottoirs. La période de Noël est très festive à Prague.
Qu’est-ce que je vais bien pouvoir offrir à mon vampire d’appartement ? Je réfléchis à ce qui peut bien lui convenir, au peu que je sais de lui. Alors, je sais… je sais…
Je sais.
J’ai trouvé.
Ça ne me ressemble pas du tout. De me démener pour quelqu’un. Je n’ai jamais été très adroite de mes mains ni eu de dons d’artiste, mais maintenant que j’ai attrapé l’idée au vol, je ne peux plus la lâcher. Tant pis si ce n’est pas vraiment moi. Tant pis si il me manipule, si il nous quitte un jour, si je souffre de sa présence et que je souffrirai peut-être plus encore de son absence. Je vais le faire. Un pur truc qui nous ressemble, comme dans les films idiots où ils offrent des cadeaux ultra-personnalisés, qui symbolisera ensuite notre lien et le temps qu’il aura passé chez moi. Parce que d’une manière ou d’une autre, cette époque prendra bientôt fin. Je fais un petit détour pour passer devant la grande horloge à laquelle je murmure une courte prière. Que Prague nous garde ensemble.
O
Je me demandais comment j’allais paraître naturelle en frappant chez Lukas – que je n’ai pas revu depuis qu’il m’a… bref – pour lui donner son cadeau, et comment j’allais me démerder pour que Mandy reçoive le sien sans que je sois dans les parages, et ainsi éviter les effusions et les larmes de joie dont elle m’a gratifiées la dernière fois, alors qu’elle savait que je l’avais piquée cette écharpe. Apparemment, elle l’applique vraiment, elle, le principe du « c’est l’intention qui compte » : le plus souvent, elle fait ses cadeaux elle-même, et elle a clairement deux mains gauches. Sauvez-nous.
Ces questionnements étaient vains, comme j’ai pu le constater il y a quelques minutes : les deux personnages précédemment nommés étaient tous les deux assis sur le sol de mon appartement quand je suis rentrée du boulot pour le réveillon.
Je dois admettre que Tiph’ a fait ça très bien (il a bien plus de goût que moi) : ils avaient enlevé le matelas et poussé le clic-clac replié contre le mur, pour laisser un espace au milieu suffisamment grand pour que l’on puisse s’asseoir en rond autour de la table matérialisée par une nappe en papier blanche couverte d’étoiles dorées. Il y avait bien sûr une overdose de guirlandes de toutes les couleurs qui perdaient des poils partout dans l’appartement, et même un minuscule sapin d’à peine trente centimètres sur le comptoir de la cuisine. Par contre, il y avait aussi deux non-pensionnaires sur le parquet, et ça, ça a eu légèrement tendance à faire monter ma tension. Que Tiphaine à rattraper tout de suite :
« Tu avais dit « aucun inconnu », je te cite. »
Effectivement, je n’avais rien à redire à cela : c’était parfaitement vrai. Et je n’avais pas envie de m’énerver, ce soir. Alors j’ai laissé couler. Je me vengerai plus tard.
Et donc, nous sommes cinq pour notre petit repas de Noël sur le sol. J’ai appris avec soulagement que ni Axel ni Tiphaine n’avait fait la cuisine – pas un pour rattraper l’autre dans ce domaine – mais que c’est Mandy qui s’y était collée – elle ne se débrouille vraiment pas mal du tout, à mon grand étonnement. Elle a pris pour un compliment mon « enfin un truc que tu sais faire », d’ailleurs. Il faut dire qu’elle irradie littéralement de bonheur, dans sa petite robe blanche sans doute achetée pour l’occasion.
« Tu l’aurais vu quand je l’ai invitée… J’ai cru qu’elle allait en pleurer » m’a confié Tiph’ en souriant. Il a l’air de l’apprécier, et c’est tout à son honneur. Remarque, les autres aussi. C’est peut-être moi, le problème, au final ?
Lukas, lui, est égal à lui-même, c'est-à-dire qu’il génère de la bonne humeur par sa seule présence. Il ne semble pas y avoir de malaise entre Axel et lui, au contraire, ils rigolent bien – ce qui ne plait pas trop à Tiph’, ne puis-je m’empêcher de noter – j’en conclus que l’incident de leur première rencontre n’était qu’une peccadille. Il y a de bonnes choses à manger – beaucoup de petits gâteaux aux amandes, et des morceaux de carpe grillées avec de la salade de pomme de terre bien sur – pas mal de boissons dont une bonne quantité d’alcool que Tiphaine boit en douce mais sans la moindre discrétion, et je suis bien. Lukas n’arrête pas de me sourire, sa main égarée distraitement très proche de la mienne, et Mandy rit à n’en plus finir, Axel et Tiph’ se comportent comme deux amoureux à leur premier Noël. Je suppose que tout est bien.
« Au fait, Mandy, pourquoi tu n’es pas chez toi ?» lui ai-je glissé discrètement en l’aidant à la cuisine, pour ne pas l’embarrasser je suppose.
« Ah… Et ben, tu sais, elle… Enfin, elle est encore avec un homme… Ailleurs.
-Comment ça ailleurs ?
-Je ne sais pas. Elle ne m’a rien dit.
-Depuis combien de temps ?
-Je ne sais pas. Deux… deux ou trois semaines…
-QUOI ?? »
Alors là, je ne me soucis plus du tout d’être entendue. Les autres nous jettent des regards curieux mais ont la présence d’esprit de ne pas intervenir.
« Et tu es toute seule depuis tout ce temps ? Mais pourquoi tu ne m’a rien dit ?
-Tu… tu n’avais pas l’air bien, je n’ai pas voulu t’embêter. Et puis… »
Elle a les larmes aux yeux mais elle refuse de continuer. Je sais très bien pourquoi, tout comme je sais ce qu’elle ne veut pas me dire. « Et puis, tu n’en aurais rien eu à faire, tu sais. Tu ne m’aurais même pas écoutée ». Je vois les larmes prêtes à déborder, ses mains triturer le bas de son pull en cachemire rose pâle enfilé sur la robe trop décolleté, pour ne pas réclamer ce qu’elle veut plus que tout et que je peux bien lui concéder ce soir. C’est Noël. Et puis… Axel est dans ma tête.
Je passe précipitamment un bras autour de ses épaules, et je l’attire contre moi.
Ses larmes se tarissent d’un coup. Je ne l’ai jamais prise dans mes bras, bien sûr. Je ne lui ai jamais manifesté le moindre signe de tendresse ou d’affection, même pas la bise pour dire bonjour dont je suis avare. Je la lâche rapidement, sentant qu’elle va exploser et me sauter dessus, et que les regards des autres sont posés sur nous. Pour stopper tout débordement d’émotion, je m’éloigne avec empressement pour fouiller dans mon sac resté près de la porte, et je tends à Mandy, la petite fille qui m’a supporté sans broncher pendant cinq ans, un paquet cadeau particulièrement mal fichu, sommairement entouré de ruban à cadeau. Je vois ses yeux briller encore plus fort.
« C’est juste parce qu’elle a ta tête, et parce que j’étais obligée. T’excite pas. »
Bien entendu, une fois le cadeau déballé, elle s’excite complètement. Finalement, je n’y aurais pas échappé : elle me saute dessus en hurlant de joie, manquant de nous faire nous étaler sur le sol toutes les deux. Je souris quand même un peu, parce qu’elle pleure vraiment de joie, et que j’ai bu quelques verres. Je la console. Plus ou moins.
« Mandy, t’es ridicule…
-M’en fiche… »
Une vraie gamine.
« Bon, c’est l’heure des cadeaux alors ? »
Et merde. Je les avais oubliés ceux-là. J’ai donné le sien à Mandy sur un coup de tête, mais bien sûr, Tiph’ a sauté sur l’occasion. En fait, moi j’espérais qu’ils oublient et qu’on zappe ce passage embarrassant.
« Et bien allez, c’est parti ! »
Je les déteste…
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