Je continue de vider mes verres, lentement. Comme une drogue douce qui me consume à
petit feu. D’abord l’attente. La frustration. Premier verre pas d’effet. Second verre pas d’effet.
J’entends un homme parler au barman derrière moi. Il vient à peine de rentrer, la démarche sûre d’elle, mais pourtant assombrie par quelque lourdeur, je ne le vois pas, mais le claquement de ses chaussures sur le carrelage brisé me parvient.
Son ombre se profile sur le sol, éclairée par un soleil froid, blanc.
Cet homme, si je ne le savais pas aussi banal que les autres, je jurerai qu’il porte le monde, ou une grande partie sur ses épaules. Sa voix est douce et pourtant glacée, pleine d’une douleur sourde, une douleur qu’il ne veut pas montrer, tout comme moi.
–Qu’est-ce qu’on sert à un homme qui veut oublier ?
Alors c’est ça, tu veux oublier ? Crois tu que tu y arriveras un jour ? Rien ne s’oublie, rien ne se tasse, tout s’écarte pour nous laisser passer si on en a la force et rejaillit à la moindre faiblesse.
Je suis faible, je suis si faible.
Je n’ai pas même été capable de me contenir. De contenir la haine, la bête, l’animal sauvage qui m’habite. J’ai tué un homme.
Le barman passe devant moi, derrière son petit bar miteux. Je le regarde, méprisante.
-La même chose pour moi.
Il me sert sans me regarder, évitant mon regard. Enfin. Je me sens presque soulagée. Je continue d’enchaîner les verres, n’appréciant que cette sensation de m’écarter de la réalité. Les minutes passent et j’observe mes mains.
Ces mêmes mains qui ont causé la mort d’un être cher. Je ris doucement. Encore un réflexe stupide mais étonnant du genre humain. La capacité à se démembrer pour remettre la faute sur une chose extérieure à sa conscience.
C’est moi qui l’ai tué. Moi et moi seule. Moi dans ce corps, avec mes mains, mon envie, mon désir et mon amour.
Mes yeux s’illuminent d’une lueur de souffrance.
J’attrape un autre verre et le vide d’un trait, puis glisse mes mains dans mes cheveux, et m’accoude lourdement sur le bois vernis. Je ferme les yeux.
Le sang.
Je r’ouvre les yeux.
Aidez moi. Je fixe les reflets du soleil dans les verres rangés sur l’étagère. Leur lumière me transperce, aidez moi.
Sauvez moi.
–Je peux m’asseoir ?
Un ange ? Quelqu’un pour m’aider ?
Pour me sortir de la torpeur dans laquelle je suis plongée ?
Une voix si douce, rassurante, assurée. Un sentiment de bien être me remplis et je tourne le regard pour plonger dans des yeux améthyste.
Un tourbillon de nuances mauves, noires, violettes me fait oublier un instant qui je suis et ce que j’ai fait. Je me laisse emporter par ces prunelles dévorantes, je ne les quitte pas d’un centimètre. Une impression de déjà vu s’empare de moi lorsque j’aperçois, au fond de ces iris sombres et lumineux à la fois, la même flamme qui habite les miens.
Celle du désespoir.
Un mouvement me fait quitter le fil, et je détaille enfin un homme d’une vingtaine d’année, qui s’installe sur le tabouret accolé au mien, posant doucement son verre sur le bar, le fixant en faisant tournoyer un reste d’alcool au fond du récipient. Je n’arrive pas à détacher mon regard de son visage, si triste. Une tristesse mêlée à la force et à la colère.
Il lève les yeux vers moi, je ne bouge pas d’un centimètre, ne cachant pas le fait que je l’examinais méticuleusement. Il ne semble pas s’en préoccuper et me contemple en silence.
Je sens son regard fiévreux parcourir mon visage, s’attardant sur mes lèvres tremblantes d’émotion, remontant vers mes cheveux en pagaille. Je ne dois pas avoir fière allure.
Le cliquetis de verres derrière le bar me ramène une nouvelle fois vers la réalité et je fais signe au serveur de m’amener un autre verre. Il a cessé de m’observer.
Etrangement, le poids de tous mes soucis retombe brusquement sur moi, me coupant le souffle, me brisant les côtes, me crevant les poumons. Si seulement cela pouvait être réel. Si seulement je pouvais mourir et oublier. Je trempe mon doigt dans mon verre et le porte à ma bouche. Un sentiment de bien être m’envahis à nouveau.
Non pas les effets de l’alcool. Mon geste assez peu orthodoxe a attiré son regard et je me sens à nouveau enveloppée de cette chaleur. Nous sommes pareils lui et moi.
Brisés jusqu'à l’âme.
Je ne le connais pas, et nous n’avons échangé aucune parole constructive jusqu’alors. Mais si je connaissais la personne qui a rendu cet homme aussi malheureux et aussi sensible au mal…
Je le tuerais.