Rêves d'Absynthe

Je suis aveuglement cet inconnu.

Une  partie de moi, une  infime partie de  mon être  me crie que je suis  idiote, inconsciente, totalement stupide. Je lui donne raison, mais je le suivrais tout de même.

J’ai attrapé sa main au vol lors  de  notre sortie du pub, depuis je ne la lâche plus, elle  est chaude, pas la chaleur moite que  l’on sent lorsqu’on touche  une personne stressée, pas  non plus  la main rugueuse et sèche d’un homme qui travaille en extérieur.

Elle  est ferme, douce et forte, chaude et apaisante. Rien que  sa  proximité  m’apaise, le toucher encore  plus.

Je serre doucement mes doigts autour de sa main et le regarde, il semble  tout  aussi perdu et  déboussolé que  moi. Nous  marchons  le  long  des rues, bravant la foule du regard, traversant ce monde trop actif au pas de  course. Je ne sais pas ou nous  allons, lui non plus  apparemment.

Au fur et  à mesure  que nous avançons  vers  les  vieux quartiers l’air semble enfin se  faire  pur dans mes  poumons, j’inspire profondément et me tourne vers lui, nous  nous arrêtons au sur  un coin de  rue. Ici il y a  peu de  trafic, nous  sommes  dans la vieille banlieue, la partie laissée à l’abandon en quelques  sortes.

Je connais ces rues et mon regard glisse de maison en maison. Je connais ce quartier.

J’y ai vécu mon enfance.

Je lève les  yeux  vers lui et m’avance d’un pas, réduisant à néant la distance entre nos corps. Sa veste me frôle le ventre et je me penche une nouvelle fois vers lui effleurant son oreille de mes lèvres et murmurant d’une voix brisée :

-Merci.

Il se recule légèrement et m’observe

Merci à toi…

Je lui souris :

-Tu ne sais même pas de quoi je parle.

Il semble  ouvrir les  lèvres  pour  me répondre, mais  je  le  tire  par  la  main, et  l’emmène de rues en ruelles, toutes plus  étroites les  unes  que  les autres. Quelques  personnes  sont dans ces  rues, pour  la  majorité des jeunes.

Je passe  à côté d’eux  sans crainte, je suis née  ici, je  connais leurs mères même s’ils  l’ignorent. Pourtant leurs regards glissent sur nous avec  surprise.

Pour moi je  comprend, je dois avoir  l’air  d’une folle  en fuite, les  yeux  brillants, cernés  de  noir, traînant un homme derrière moi. Mais  lui, il est bien habillé, décontracté sans avoir l’air débraillé, bien coiffé, bien rasé, simplement l’air fatigué. Pourtant j’ai l’impression que certains jeunes reculent ou se  lancent des regards étranges sur  son passage. Tant  pis je  me  poserai des  questions plus  tard.

J’arrive  enfin à la  vieille  porte  de  bois complètement défoncée. A mon époque il n’y avait que le verrou qui pendait, là c’est toute la porte qui joue la bascule, retenue que par le gong du bas, les planches craquées par nombre d’endroits.

Nous  pénétrons dans la bâtisse délabrée, et  je l’entraîne  dans  l’obscurité en jetant  un dernier coup d’œil à ses yeux.

Je  vois dans  son regard qu’il se  demande  ce  que  je  compte  faire  de  lui. J’évite les  capotes usagées et enjambe les canettes de bière avant de commencer  à monter l’escalier de  bois.

Certaines  marches sont  éclatées, et  toujours  en silence  je le guide, posant ma main sur  son torse  pour  le  retenir  lorsqu’il s’apprête à poser le  pied sur  une mauvaise  marche. Mes doigts s’appuient sur le tissu, glissant sur sa peau juste en dessous.

Ce  contact m’électrise et si je  pouvais, je  crois que  je  monterai des escaliers  toute  ma vie rien que  pour pouvoir encore le  toucher. Je  m’essouffle rapidement, ma respiration se  fait rauque, et  dans  le  silence  de la demeure sombre et vide, elle  ne fait que résonner.

Je me tourne vers  lui et  lui adresse  un sourire les  lèvres entre ouvertes, je vois qu’il les  fixe et reprend ma montée pour enfin arriver à une  échelle de métal.

Nous  nous  immobilisons tous deux  au pied, et  il s’approche  doucement  de moi, je  sens sa main effleurer ma taille, ses  yeux  sont  brillants et  il s’approche de  moi.

A cet  instant  la partie de moi qui a  été blessée et  qui, désormais, est plus  méfiante que jamais ressort, et  je  recule vivement  d’un pas. La panique dans le regard. Je murmure :

-Pas  toi…

Non pas  lui, faites  qu’il ne fasse pas  comme  Jim, je ne veux pas lui faire  du mal. Je ne veux pas  souffrir  à nouveau.

Sans  l’attendre je grimpe  à toute  vitesse l’échelle rouillée aux  barreaux  manquants, et  jaillis  sur  le  toit  de  l’immeuble  comme  une furie. Une rafale de vent me fouette le visage, repoussant mes  cheveux en arrière, rafraîchissant mes joues en feu.

J’inspire  à nouveau calmement, son contact me  manque et  m’effraie  à la  fois. Je l’entends monter derrière  moi, il est encore  là. Il ne  me  laisse  pas  seule.

 J’avance doucement vers  le rebord et plante une fois de plus mes ongles dans  le dernier bout de rambarde de bois encore dressé. Je baisse les yeux vers mes mains et contemple les dizaines de traces d’ongles taillées dans le bois humide.

Chaque fois qu’on m’a fait du mal je  suis venue… Vingt trois fois en tout. C’est la  première fois  que  je  suis  accompagnée.

Je me retourne vers  lui et  lui prends la main avec  un sourire  d’excuse  pour  mon comportement précédent. Il me  suis calmement jusqu'au rebord de  l’immeuble, je le sens se raidir.

Sa main oppose  une  résistance  à me  suivre. Ses  yeux  lancent des éclairs, il a  peur que je saute.

Je m’avance vers  lui, dépose  un baiser sur sa joue et l’entraîne à nouveau vers le bord avant de  m’asseoir sur la pierre chauffée par le soleil, les  pieds dans le vide et les cheveux dans le vent.

Mer 10 sep 2008 Aucun commentaire