Rêves d'Absynthe
La force des vagues noya à moitié monture et cavalier dans un premier temps. L’eau s’abattait avec force sur ses nouveaux intrus, les repoussant vers la plage à chaque nouvelle brassée.
Quand enfin l’étalon réussit à passer la barrière de vagues hautes et violentes pour avancer dans une eau profonde et calme, la jeune femme recracha brusquement l’eau qu’elle avait avalé, tentant de reprendre son souffle.
–Alors ça… C’est la pire connerie que j’ai jamais fait, mais c’est aussi la chose la plus excitante que j’ai vécu. On va ou comme ça ?
–Devine ma grande, y a quoi tout droit ?
Dainsleifin fut tentée de répondre « De l’eau » mais s’abstint et se détacha de l’étalon pour se retourner et regarder la plage qui s’éloignait à vue d’œil.
Les cavaliers faisaient des allers et retours sur le sable, comme des chiens enragés devant un grillage qui les empêche d’atteindre un bout de viande.
Des torches avaient été allumées, éclairant un tableau irréaliste, une myriade d’yeux jaunes et verts, des montures noir de jais, qui même avec les flammes, n’avaient pas l’air plus vivantes.
D’une voix plus calme, moins enthousiaste et nettement plus sombre Aby murmura :
-Al Hataal, pourquoi restent-ils sur la rive ?
–Parce qu’un Meshamhaan ne s’approche pas de l’eau, et y met encore moins les pieds.
A cette réponse ses sourcils se froncèrent, pourquoi lui s’y était plongé ?
–Parce que je ne suis pas n’importe quel Meshamhaan, je suis en quelque sorte le « chef », le produit de la lignée la plus pure. Et par-dessus tout j’ai été élevé avec un Autre intelligent, évolué, qui m’a appris à n’avoir peur de rien et à penser par moi-même, pardis!
–Je vois. Je suis contente de t’avoir avec moi.
L’étalon ne répondit pas et continua de fendre l’obscurité sans s’essouffler et en gardant ses forces. Ni les étoiles ni la lune ne transperçaient la couche de nuages noirs qui assombrissaient encore plus la nuit.
Dainsleifin de voyait rien du tout, et se demandait si sa monture savait ou elle allait. Au bout de quelques minutes elle se détacha de la selle, prenant soin d’y fixer ses affaires et son épée, avant de se mettre à nager aux côtés de la bête. Il lui lança un regard en coin de ses grands yeux jaunes, et elle sourit dans le noir, sachant que lui la voyait.
Une heure passa, ils continuaient de nager côte à côte sur la mer lorsque cette dernière se leva.
Les vagues se firent hautes, si bien qu’on ne savait plus si l’on était au sommet ou au fond de l’eau.
Un hennissement lointain fit reprendre ses esprits à la jeune femme.
Elle arrêta de nager un instant, cherchant des yeux un quelconque éclair jaune qui aurait pu la guider, mais la seule chose qu’elle vit fut une immense vague qui s’abattit sur elle, la plongeant au cœur d’une eau noire, insondable et glacée.
Ses cheveux s’étendaient autour d’elle comme une couronne mortuaire avant l’heure, lui obturant la vue, lui nouant les poignets, l’empêchant de bouger. La panique la prit tandis qu’elle recrachait ses dernières bulles d’air. Pas question de mourir ici.
« Al Hataal, crois moi, ce n’est pas aujourd’hui que tu pourras repartir d’où tu viens. » Murmura-elle pour elle même tandis que le manque d’air comprimait ses poumons.
Ses muscles hurlaient silencieusement de douleur, elle détachait une fois de plus ses cheveux de ses bras et de son visage, et battait des pieds et des mains pour remonter à la surface.
Mais ou était elle cette fichue surface ? Plus rien n’avait de sens, tout était noir, tout était violent et douloureux. Son dos heurta brusquement un rocher couvert d’algues marines. La douleur lui fit écarquiller les yeux de plus belle, laissant le sel lui abîmer la rétine.
D’un dernier geste avant de sombrer elle talonna ce même rocher, se propulsant à son opposé, vers la surface de l’eau. Les secondes passèrent, sa vision déjà réduite à des ombres se fit encore plus floue…
Elle aperçut une lueur au loin, vers le haut. Cette lueur… Si rassurante… Si douce…
Elle se serrait noyée dedans si elle n’avait pas d’ores et déjà été en train de se noyer dans une immonde eau grouillante de poissons et d’algues visqueuses. Cette lueur s’approchait de plus en plus, elle la voyait.
Sa main se tendit dans un ultime mouvement vers la vie. La lueur se dédoubla, se séparant en deux, entourée d’une couronne noire puis une autre blanche. Si blanche qu’elle étincelait dans l’eau.
C’est sur cette vision qu’elle ferma les yeux. Se laissant emporter par les flots. Si elle devait vivre, cette vision divine s’en chargerait. Si elle devait mourir, cette même vision l’y aiderait.
Un noir plus profond que celui de la nuit et des flots l’entoura.
La chaleur qui s’émanait de la jeune femme s’évanouit lentement, se séparant de son corps comme elle redescendait au fond, vers les abysses de cette mer maudite. « C’est fini ».
Le silence.
Le fracas des flots avait cessé. Elle ne sentait plus rien. Ni l’eau glace, si son dos lancinant, ni sa cuisse ouverte qui laissait s’évader son sang.
Ses mains sans vie demeuraient tendues vers la surface, pâles choses minuscules dans une mer immense et ténébreuse.
« C’est fini ? Déjà ? »
Le soleil n’était pas encore levé sur l’île qu’est la Corse. Les nuages de la nuit commençaient à peine à se dissoudre, laissant passer un soleil rouge dont les rayons frappaient de plein fouet les hautes falaises surplombant une crique.
La tempête de la nuit passée avait fait des ravages aussi bien sur terre que dans l’eau.
Les humains survivants de l’île commençaient la ronde du matin, ayant réussi à supprimer les quelques Autres venus se perdre sur leur île isolée du reste du continent ils redoublaient de prudence quant à la surveillance des côtes et des moindres recoins du sol par lequel Ils auraient pu jaillir.
Ce matin, c’est à Marolhan le Vieux et Idjil le Très Jeune de faire le tour du secteur Nord. L’un, vieux bougon qui vieillit mal, était de fort mauvaise humeur de devoir se trimballer l’autre jeunet qui deux mois plus tôt se pavanait en ville comme un coq de foire.
Tous deux avançaient donc, bon gré mal gré, scrutant les recoins des falaises longeant la minuscule plage de sable souillé par les débris de bois, de métal et de feuillage. La ronde semblait longue et ennuyeuse en tout point, arrachant des soupirs de lassitude aux deux partenaires, jusqu'à ce que le Vieux interpelle le Jeune qui avait jusque là la tête dans un buisson, à la recherche de baies comestibles.
« C’est quoi ça ?!!, s’écria Marolhan.
–Ca quoi ? demanda le jeune homme d’à peine seize ans, avec une moue moqueuse digne d’un enfant mal réveillé accrochée au visage.
Ce vieux débris avait le don de parler de choses dont son interlocuteur ignorait tout, et de lui en vouloir ensuite pour ne pas avoir compris.
–Ce… Ca quoi !
Quelques mètres devant lui se trouvait une forme humaine apparemment en mauvais état, allongée sur la rive, et dont il ne distinguait aucun mouvement.
–J’étais sûr que tous les corps des bateaux avaient déjà été rejetés sur la côte. Celui là a du rester coincé au fond de l’eau ou un truc du genre. Ca va être gore à voir papi.
–Gore ? Sérieusement gamin, apprends à parler correctement, et ensuite apprends à te servir de tes yeux. Ce corps là n’a rien d’un corps immergé pendant des jours, pas de gonflement, pas de chair égarée, pas d’odeur immonde…
Il continuait d’avancer à grandes enjambées vers l’objet de son attention et s’immobilisa une nouvelle fois.
–Bon dieu de merde c’est quoi ça ?
–Ca quoi ? demanda le jeune, avec une épaisse impression de déjà vu dans sa tirade.
–Ce… Mais ça !!!! Tu le fais exprès ou quoi ?!
Idjil s’avança à nouveau, et comprit qu’il faisait référence aux cheveux noirs de jais qui entouraient l’être humain (semblait-il).
–Jamais vu une tignasse pareille. On dirait un cocon !
Il franchit les derniers mètres pour s’agenouiller et commencer à écarter les mèches folles qui enroulaient la Chose jusqu’aux genoux.
Pas de visage. Il fit rouler la personne de quelques centimètres, murmurant un « heuuuu » extrêmement expressif pour un adolescent.
–Rah pousse toi, laisse moi faire crétin, tu vois bien que c’est son dos que tu dévoiles là. Rah moi à quinze ans je savais ce qu’était qu’une paire de fesses !
–Seize !
–Seize quoi ?
–Ben seize ans !
-Tu m’en vois ravis.
–Dis donc le croulant, c’est pas parce que tu as la soixantaine passée que tu dois te permettre de me parler comme à ton chien, s’écria le jeune homme, visiblement agacé.
Il se redressa brusquement, le vieux en faisait de même, et ils s’affrontèrent du regard.
–C’est pas le moment, siffla Maro entre ses dents en guise d’avertissement.
–Ah Ouai ? Le gamin se jeta sur l’autre, le poussant vers l’eau sans ménagement. Une grosse dispute éclata, les coups fusèrent.
Ridicules.
C’était le mot.
Quelques minutes passèrent et ils en vinrent au fait que celui qui ramènerait le corps au camp aurait l’attention de tous ses habitants. Ils se fixèrent en chiens de faïence et se ruèrent en un même mouvement vers le cocon de cheveux noirs.
Pas la peine de faire attention à un corps. Ils pouvaient bien l’abîmer en se le disputant, personne ne viendrait leur demander de comptes.
Le vieux s’était jeté sur le corps, le protégeant de son corps, et l’écrasant par la même occasion :
-Il est à moi ! Je l’ai vu en premier ! Et ses vêtements c’est Moi qui les vendrais !
–Mais tu rêves toi !!!
Et l’enfant agrippa la chair blanche, meurtrissant la peau déjà bien abîmé de cette chose inconnue.
Sans prêter attention au fait que cette même chose n’était absolument pas froide, et que cette chose respirait faiblement.
Un long cri guttural les immobilisa tous deux, et ils levèrent les yeux en même temps vers le bout de la crique. Le soleil éclairait la pierre jaune, lui donnant une couleur rouge sang, les ombres se faisaient noires, et au centre, ils virent en même temps une énorme bête ocre et noire, pleine de sable et de boue se jeter vers eux menaçante.
« LES CAVALIERS » hurla le vieux, en se relevant rapidement et reculant le plus vite possible. Mais ce « cavalier » ne se composait que d’un Meshamhaan en fureur, qui arrivait devant eux à une vitesse effrayante.
Un second cri transperça le calme de la baie, il sauta habilement les troncs et le corps pour se jeter sur le jeune, l’expulsant d’un coup de poitrail à quelques mètres de là. Franchissant d’un bond l’espace qui le séparait du vieux, il fit claquer sa mâchoire devant son visage, soufflant violemment son haleine de souffre brûlant.
L’humain demeurait figé, les yeux exorbités, prêt à chuter au sol au moindre mouvement de son bourreau. Un oiseau s’éleva dans le ciel, le Meshamhaan cligna, et se recula lentement pour atteindre le corps qu’il poussa du bout du nez, jusqu'à le faire retourner sur le dos.
A cet instant, les deux compères purent voir s’élever une main blanche, faible et griffée de partout vers le chanfrein de l’étalon.
–Al… Al… Al Hataal. J’ai eu si peur…